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Plonger · De quoi ça parle ?

À quoi nous risquons nous lorsque nous suspendons une décision (...) ?

Faisons-nous le pari qu’autre chose surviendra (...) ?

Éloge du risque, d’Anne Dufourmantelle


C’est la nuit, quelque part, au bord d’une piscine qui semble abandonnée. Traversant la pénombre, on devine une jeune femme, marchant autour de l’eau. Qui est-elle, et que vient-elle faire là ? Son corps tremble parfois, et pourtant elle avance, progressant jusqu’au pied de ce plongeoir dont la silhouette imposante s’élève au-dessus du bassin. Elle gravit les quelques marches, avance encore, le corps en équilibre, jusqu’au bout de la planche.

"Vous allez plonger ?" C’est la voix d’un homme, assis un peu plus loin, devant son micro, dans une sorte de cabine envahie de buée. Le gardien de nuit, peut-être ? Il continue à lui parler, mais la jeune femme est arrivée tout au bord du vide. Trop tard, maintenant, pour renoncer. Soudain, le vent se lève, figeant son corps dans la nuit, dans cette posture précaire, cette fugace éternité qui précède le grand saut...

Plonger dresse le portrait d’une insomniaque en maillot de bain et de son malicieux partenaire, qui l’accompagne dans son errance nocturne, tour à tour maître-nageur, agent d’entretien ou confident à ses heures. Entre rêves et éclats de vie, ce duo d’intranquilles sonde tous les potentiels physiques et narratifs, en suspens au-dessus de ce vide qui les appelle, dans cet éclair de pur présent où la peur et le désir vont tout à coup ensemble.


Jean-Gabriel Vidal




INTENTION

par Sarah Devaux


Le désir et la nécessité de Plonger viennent d’un essai que j’ai lu il y a maintenant deux ans, intitulé Éloge du risque, de Anne Dufourmantelle. Puis ensuite il y a eu cette réponse de Nina Simone, à la question : "Quelle est, pour vous, la liberté ?" Après un long et vrai moment de réflexion, elle répond : "Si je n’avais pas peur" et elle réalise en même temps qu’elle nous le dit, l’immensité de ce que signifie : "si je n’avais pas peur".


Il y a ce moment, cet instant suspendu, instant du vide. Où la décision s’est prise, mais on ne le sait pas encore. Juste après ça, et juste avant ça. Le moment de suspens où une chose est finie et l’autre n’a pas commencé. Tout est là. Travailler, explorer autour de cet instant-là. Aussi bien dans ce qu’il signifie physiquement, mais aussi philosophiquement et spirituellement. Mais plus largement encore, comprendre ce que signifie risquer quelque chose. Et s’il s’agissait plutôt de laisser la vie se risquer en nous ? Finalement, plus que le risque, la question est celle d’une certaine déprise : oser se laisser traverser, se laisser transformer, se métamorphoser. C’est là le cœur du projet.


Plonger sera une traversée aquatique qui se passe autour d’une piscine. Au fond, parfois. Sur un plongeoir, souvent. L’univers de la piscine - complètement décalé et onirique - sera le décor de notre histoire.


Dans une atmosphère nocturne et surréaliste empreinte de beaucoup d’humour, deux personnages font revivre cette piscine abandonnée, presque en friche, par leur errance et leur quête philosophique : l'Insomniaque en maillot de bain et le Concierge des lieux. Il existe donc un mélange assumé entre un espace très concret, habité par deux personnages nocturnes, et une étrangeté qui émane des dialogues, des situations et du décalage qui ont lieu dans ce décor. Évidemment il s’agit plutôt d’un espace mental complètement métaphorisé, d’où émergent des réflexions existentielles et philosophiques de différentes natures. La piscine devient un espace où la lisière entre conscient et inconscient se trouble.


Dans cette pièce l’envie est de creuser les nombreuses dimensions qui existent dans l’acte même du plongeon. Je désire explorer à la fois ses dimensions physiques, philosophiques, intimes ou encore métaphoriques, et par là même notre rapport au vide et à la peur. Pour la romancière Maylisde Kerangal, ce grand saut est la parfaite métaphore d’un accès privilégié au présent : lorsque l’instant et l’éternité vont tout à coup ensemble.


Ce qui me fascine dans l’acte même de plonger, c’est qu’il nécessite un geste entier. Audacieux. Sans demi-mesure. Pour un instant on laisse son corps à la merci de. On s’abandonne, à la gravité, à l’air, à l’eau. Comme une déprise, on quitte la terre.


Pour moi, derrière ce sujet, se dessine un rapport à quelque chose de profondément enfoui qui aurait à voir avec le temps, et à une certaine mélancolie, qui nécessite un aller vers, aller vers l’inédit, l’inespéré. Re-conquérir un désir, une audace, mais aussi et surtout un abandon de soi qui nécessite de fait un risque.


Le plongeoir devient central. Il devient le pont qui permet cette "foi en avance de soi-même", cette avancée vers l’inconnu - sur l’inconnu - justement. Ce qui permet de faire quelques pas, de tâtonner, de traverser l’abîme. De se pencher au bord. Il nous raconte une verticalité, un rapport à l’air, au suspens, et à l’eau. C’est ici que s’ouvre un autre sens de "plonger" que celui du grand saut : celui de plonger dans les profondeurs aquatiques. De manière très concrète et physique d’une part, mais aussi et toujours en miroir de notre psyché humaine. En effet, l’eau avec ses figures mythologiques, ses symboles, ses multiples textures et l’imaginaire qu’elle déploie sont au cœur du projet.


On parle aussi de la mémoire de l’eau. Elle est pour moi indissociable de cette mélancolie évoquée plus haut, d’une chose quasiment impossible à retrouver, je dirais même qu’elle renvoie à ce sentiment d’absolu, ce "sentiment océanique". Et puis aussi et enfin, parce que '"le plongeon lui doit tout". J’aimerais viser un spectacle qui serait un genre d’essai "poético-philosophique", au sein d’une pièce théâtrale et physique où toute tentative, quel que soit le moyen, soit une tentative de réponse. Tentative de réponse à la question avec son inséparable "?" qui par essence ouvre au vide et à ce suspens.


Ce qui m’intéresse ici - et en général dans mon travail - c’est de trouver des ponts avec un certain langage circassien et plus largement physique, qui permet finalement d’aller toucher ces zones de manière parfois très mystérieuse et souvent liée à un inconscient. Comment serions-nous, si nous n’avions pas peur ? Si nous enlacions ce risque ? De quoi sommes-nous capables ? Plusieurs expériences, qu’elles soient physiques, émotionnelles ou spirituelles, nous font parfois effleurer un certain sentiment de puissance ou en tous cas de potentiels qui nous habitent. Comment les investir ? Comment être au rendez-vous ?

ENVISAGER LA NUIT


Il semble qu’on ait pénétré là où la conscience et l’inconscient oublient d’être séparés. Claude Régy


L’importance de l’inconscient dans ce travail se traduit par cette présence forte de la nuit dans l’univers qui se déploie. Cette pièce, c’est d’abord une nuit d’errance, une nuit d’insomniaques. De rêveurs lucides. Une nuit où on laisse entrevoir des vérités qui dérangent, des désirs tus, des endroits de soi jusqu’alors inconnus. C’est ce que j’appelle la "brèche de la nuit".


Anne Dufourmantelle parle d’"âme nocturne", et du lieu où apparaissent les "infrabasses de notre conscience". J’aime la nuit et sa densité secrète, la nuit qui fait place à l’absurde, où tout sens et rationalité du jour s’évaporent. Où l’on marche seul·e, si seul·e. En nous faisant rentrer dans un espace-temps autre, elle apporte avec elle des perceptions autres. La nuit comme un moment qui échappe à une structure sociale et à certaines injonctions.


Je peux la comparer à un espace en friche où les balises habituelles et les contours bien rassurants se dissolvent. Il y a plusieurs nuits, des nuits de brouillards, des festives, des denses, des angoissantes, celles qui enveloppent, celles qui nous rendent extra lucides, celles qui nous font penser autrement... La pièce sera comme une longue nuit particulière, d’où un traitement particulier de la temporalité, des rythmes et des temps suspendus, distendus, qui n’ont pas à voir avec une logique réaliste et habituelle. L’écriture de la pièce se construit de manière non-linéaire, inégale, par bribes et sursauts, au sein de cette errance humaine, de ce bord du vide, et surtout de ce grand plongeon idéalisé.



L’EAU - LES EAUX


Tout d’abord je crois que j’ai une passion pour le côté absurde des êtres humains comme autant des poissons dans un aquarium, qui répètent le même geste, les mêmes allers-retours sans autre objectif que celui-ci. Et puis il y a un apaisement en moi, dès que je mets les pieds dans une piscine. Le son, l’atmosphère, la lumière, le carrelage, etc. Le fait de tout laisser au vestiaire. Je ne sais pas à quoi ça tient vraiment. Quand je nage, je trouve une dynamique dans le rapport au temps, à la lenteur, et au mouvement qui vient résoudre ou soulager quelque chose de la vie quotidienne et terrienne.


Ce rapport à l’eau me paraît être un fil dramaturgique très intéressant, en termes de sens et de métaphore. L’idée serait donc de se servir de ce grand liner vertical qui symbolise le fond de cette piscine comme surface de réfection liée à l’eau présente sur le plateau.


Il s’agirait de traiter ses mouvements, ses textures, ses couleurs, glisser de l’un à l’autre de manière imperceptible tout au long de la pièce, grâce à la lumière, la scénographie, et les actions au plateau. Passer d’une eau super limpide à une mer déchaînée par exemple.


L’eau est aussi preésente comme matière réelle sur le plateau. Sa présence, sa brillance et sa texture suffisent à ouvrir tout un monde, et toute une recherche physique liée à elle. À quoi ressemblent les eaux profondes ? Les eaux troubles ? Les eaux mortes ? Naviguer entre ces couleurs vertes, presque marécageuses, et ce fameux bleu des piscines municipales... encore différent du bleu de la piscine de l’été, caniculaire.


Je convoque ici l’œuvre de Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, où le poète-philosophe nous mène dans les mystères de l’eau, "telle une plongée fascinante depuis les surfaces brillantes et claires, jusqu’aux profondeurs obscures, où gisent mythes et fantasmes." Donc jouer de ce fond de piscine comme miroir de ce bassin existant, mais plus largement comme espace de projections mentales de l’état intérieur de ce personnage. La multitude des possibles que recèle l’eau, fait écho très fortement aux thématiques mises en jeu dans ce projet, et qui touchent aussi à nos transformations possibles. L’eau nous rassemble dans un imaginaire collectif, et convoque chez chacun·e des souvenirs universels.


La piscine devient bord de mer, où l’on trempe ses pieds... où l’on hésite à se plonger... "Elle est bonne hein ?" Les vagues viennent l’hypnotiser, lui lécher les pieds, la trimbaler, la submerger... Elle est engloutie dans les profondeurs des abysses !


L’ivresse des profondeurs débarque et tout est permis. Cette piscine si solaire et bleue auparavant devient aquarium géant. Un palais océanique, un carnaval des mers. On y convoque des créatures étranges, tantôt figures mythologiques, tantôt émanations d’inconscients individuels ou collectifs...On est immergé dans ce bleu infini et profond, où le corps n’a plus de poids, où l’on devient l’eau, où l’on pourrait rester là...sans plus jamais respirer.


Plonger se situe à un endroit de convergence entre ce qu’on désire appeler danse, théâtre, théâtre physique, cirque, performance, etc... Je cherche cet endroit où l’on se permet de ne pas cloisonner la forme de la pièce sous une seule et même étiquette. Plonger est une pièce profondément hybride qui prend racine dans des réflexions philosophiques et psychanalytiques, pour faire émerger tous les potentiels poétiques, émotionnels et performatifs des corps au plateau.


La force et la singularité de Plonger, c’est de s’être d’abord pensé autour d’un lieu et donc d’une scénographie. Ici il s’agit d’un plongeoir et de sa piscine qui deviennent à la fois objets de théâtralité, de suspension et de verticalité. Aussi, la présence de l’eau au plateau convoque une imagination dynamique et universelle, et apporte au corps et au geste quelque chose d’essentiel qui touche au cœur des réflexions métaphysiques de la pièce.


La porosité entre les mots, les corps, les espaces sont au cœur de l'écriture. Une écriture qui s’empare de ce qui fait théâtre au sens large du terme. C’est-à-dire de ce qui fait tension, que ce soit dans la puissance des images, de la lumière, des mots déployés, mais aussi dans la vie des corps au plateau, leur physicalité, leur langage de cirque - suspendu ou acrobatique - empreint de danse... mais enfin et surtout incarnés, quelle qu’en soit la forme.


L’écriture ne se veut ni fragmentée, ni narrative. D’autres possibles existent qui émergent de cette perméabilité au plateau, de cette errance humaine, à la lisière du conscient et de l’inconscient.


LA COMPAGNIE MENTEUSES


Sarah Devaux et Célia Casagrande-Pouchet se rencontrent à l’ESAC (École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles) en 2011. Immédiatement une complicité artistiquenaît. À la sortie de leur formation, en 2014, spécialisées en corde volante et corde lisse, elles se plongent dans des premières recherches physiques et artisyiques liant ces deux agrès.

Menteuses est créée en 2015, pour accueillir leur premier spectacle, À nos fantômes. On y rencontre un personnage baroque, en prise avec ses désirs, ses fantasmes, mais aussi ses désillusions, le tout dans un univers complètement métaphorique. Tout se joue autour d’une grande corde noire magique, tantôt verticale, tantôt ballante.

Depuis, la compagnie s’implante dans le paysage bruxellois, mais étend aussi ses collaborations avec divers partenaires à l’international. Elle s’attache à travailler à une création sensible et théâtrale, où l’univers semble s’équilibrer entre onirisme, surréalisme, et absurde. La place donnée à l’image, à la lumière et au son dévoile leur attirance pour une certaine esthétique cinématographique. Si le corps en suspension constitue un de leurs langages scénique essentiels qui leur permet d’ouvrir un espace métaphysique autre, la question de l’agrès semble aujourd’hui s’éloigner pour laisser pour laisser place à un corps qui puisse exprimer tout son potentiel poétique, physique et émotionnel, pour tenter, quelle que soit la manière, de raconter ce qui agite l’âme humaine.


Photos Thomas Andrien et Jeanne Cousseau.

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